mercredi 24 septembre 2014

Blast et Brodeck


Manu Larcenet ne peux pas ne pas s'être posé cette question terrible pour tout créateur.
Et après?
Au fil des 4 tomes de Blast, Manu Larcenet s'est attaché à cette grasse carcasse perdue corps et âme dans la recherche du blast, explosion illusoire de bonheur. Une fois le dernier tome refermé, il est évident que Blast, monstrueuse plongée de 800 pages dans les méandres de la folie et des mensonges de Polza Mancini, laissera une marque durable dans l'oeuvre de son auteur.
Son prochain livre ne pourra pas se contenter d'être le livre suivant. Celui qui devra succéder à Blast devra supporter la  comparaison et se démarquer. Pour Pascal Rabaté, ce fut Bienvenue à Jobourg qui succéda au monstre Ibicus. Je me rappelle de la déception que j'avais ressentie à l'époque devant ce livre qui semblait bien léger, à tel point que j'avais du mal à le considérer comme le successeur d'Ibicus. je le voyais plus comme un amuse-gueule. Je ne l'ai pas relu depuis.
Nous en savons désormais plus sur ce livre d'après. Il s'agira dune adaptation.
La première pour Larcenet.
Annoncée sur son blog (annonce qui mènera malheureusement à la fermeture de ce  dernier), il s'agira d'une adaptation du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel. Cela faisait un moment que je tournais autour de ce livre.  L'annonce de cette adaptation m'aura fait sauter le pas.
Pourquoi ce livre?
Sans vouloir déflorer l'intrigue, j'y ai vu une histoire à la fois très proche et très éloignée de Blast.
L'intrigue n'a rien à voir, soyons clair.
Mais certains thématiques et schémas se retrouvent dans les deux récits.

Deux confessions très différentes

Ces deux récits prennent la forme d'une confession, dans tout ce qu'elle peut avoir de subjective, voire de biaisé.
Dans Blast, Polza Mancini est face à deux policiers qui tentent de la faire passer à table. Ils savent ce qui s'est passé. Ce n'est pas le  "quoi" qui les intéressent, mais le "comment". Quel fut le cheminement de Polza. Ils lui laissent l'illusion qu'il contrôle les débats  pour le pousser à se dévoiler. Mais son récit, sous de faux airs de confession, n'est qu'un petit arrangement de Polza avec lui-même, occultant certains  faits, en déformant d'autres. On peut lui trouver l'excuse de la folie, mais les faits sont là. Il ment.


copyright: Manu Larcenet

Le rapport de Brodeck est au contraire une tentative d'exprimer la vérité. Brodeck, un homme abîmé par la vie, est contraint de rédiger un rapport  pour expliquer l'Ereignis: un événement tragique qui a eu lieu dans son village. Les non-dits sont nombreux. Le choix même du mot "Ereignis", seul admis pour désigner l'innomable, issu du dialecte local et qui signifie incident ou événement, représente une première tentative de diluer l'horreur. Toutes les vérités ne sont pas bonne à dire Brodeck, en marge de son rapport, s'emploie à tout raconter dans une confession qu'il rédige en parallèle, en cachette de ses commanditaires. C'est cette confession que nous lisons.

La Nature

Dans Blast comme dans Le rapport de Brodeck, la nature joue un rôle prépondérant. L'errance de Polza le ramène à la nature, ce qui permet à Larcenet certaines scènes  bucoliques ou naturalistes qui sont comme autant de respiration contrebalançant la sensation d'étouffement causée par la noirceur du récit. Brodeck,  quant à lui, est un fonctionnaire  qui semble travailler pour les eaux et forêts, compilant rapports et observations sur la nature environnante,  comme le retour à l'état sauvage d'une ancienne cabane ou s'interrogeant sur la mystérieuse épidémie qui frappe les renards. On sent que la nature  joue un rôle apaisant en contraste avec l'horreur des faits. Ce procédé est fréquemment utilisé, comme dans Les Feux, de Shōhei Ōoka, formidable  roman sur la débâcle des soldats japonais dans le Pacifique.




copyright: Manu Larcenet


Otto Dix
portrait d'un prisonnier de guerre
1945
L'autre
Si la nature représente un élément stabilisateur dans ces deux récits, la figure de l'autre y est centrale.

l'autre, celui qui n'est pas  comme nous.
Chez Claudel, on ignore jusqu'au nom de la victime, qui n'est désignée que comme Der Anderer.
L'autre, l'étranger.
Brodeck, lui-même, est  aussi un autre... il est de l'autre religion, de l'autre race. Il vient d'autre part et il en a payé le prix. Il y a une mise au ban, terrible,  cruelle.
les Uns condamnent l'Autre à l'enfer.
Polza aussi est un autre, sauf qu'il s'est exclu de lui-même. Il a quitté la société. Il a même tourné le dos aux plus marginaux, cette communauté/cours des miracles croisée au début.


La nature humaine dans ce qu'elle a de plus sombre

Au final, je pense que la différence fondamentale entre Blast et Le rapport de Brodeck tient en ce que Blast, à n'être centré que sur Polza Mancini, pôle humain/inhumain, explore la noirceur d'un individu bien particulier, alors que Le rapport de Brodeck dépasse cette dimension individuelle.
A travers le la chronique des événements qui ont mené à l'Ereignis, Brodeck prend conscience de la bassesse des hommes, même de ceux qu'il admirait, même de la sienne... Brodeck n'a rien à voir avec l'Ereignis. Pourtant, il rédige le rapport à la première personne. Il parle pour tout le village, alors que l'Ereignis  n'est que le fait de quelques uns. Cette collectivation du "je" est la première étape de l'absolution par la masse qui veulent les commanditaires. Brodeck, bien qu'il n'ait pas pris part à  l'Ereignis, bien qu'il soit victime lui-même, va sentir le poids de la culpabilité et finira par se confesser, comme si chaque monstruosité évoquée en rappelait une autre.
Comme des pierres  ricochant sur l'eau... 
Selon ce  point de vue, le choix de Manu Larcenet devient évident. Son exploration de la nature humaine se devait d'élargir son horizon. Ne plus se focaliser sur un individu, mais sur l'humain. C'est exactement ce que fait Philippe Claudel dans Le rapport de Brodeck.
Il ne reste plus qu'à attendre de voir ce que  Larcenet tirera de ce texte.



lundi 1 septembre 2014

L'Art Insoumis d'Eric Drooker




Eric Drooker fait partie de ces artistes rares, dont on ne peut que regretter qu'il ne bénéficie pas d'une plus grande reconnaissance. Héritier de Lynd Ward et de Frans Masereel, mais aussi influencé par Crumb et Eisner, Drooker est avant tout un illustrateur et affichiste, dont l'engagement politique transparait à chaque dessin.

sur le thème de la censure...

Son "art insoumis" est superbement présenté dans Subversion , édité par L'echappée  au sein de sa collection Action Graphique. Outre une introduction D'Allen Ginsberg (dont il a illustré le text Howl) et un texte de Mumia, ce livre inclut un long entretien qui dissèque remarquablement le travail de Drooker, à travers sa vie, ses influences et ses convictions. Il y parle de ses démèlées avec la justice, de sa participation à l'aventure World War 3 Illustrated avec Peter Kuper et Seth Tobocman, de son travail d'illustrateur pour divers journaux, dont le New Yorker, dont il signa la couverture du numéro précédent les attentats du 11 septembre, et parait depuis étrangement prémonitoire...




Il est rare de lire un ouvrage aussi passionnant sur un auteur, qui permette de pénétrer aussi profondément son oeuvre. On en sort avec l'envie de se replonger dans ses deux bandes dessinées que sont Flood! (dont un chapitre était repris dans le Comix 2000 de l'Association) et Blood Song, deux merveilles d'intelligence et de poésie, tous deux disponibles en chez Tanibis. Pour une fois, on peut préférer les éditions françaises, parce que ces récits étant muets, la traduction n'a que peu d'importance et il est nécessaire de soutenir les petites structures qui osent sortir des sentiers battus.




Golden Gated City, par Eric Drooker