lundi 30 juin 2014

Usines Electriques, par Vanoli et Blanchet


 




Depuis un moment, j'envisageais de consacrer un billet à l'Usine Électrique, excellent livre de Vincent Vanoli paru à l'Association en 2000. Il est l'un des premiers livres que j'ai lu qui s'éloignait de l'univers de la bande dessinée franco-belge classique. Puis, le hasard a voulu que je relise Rapide-Blanc, de Pascal Blanchet, paru aux édition de la Pastèque en 2007. Quel point commun entre ces 2 livres si différents ?
Le rôle central joué par une  centrale électrique tellement isolée que les employés sont contraints d'y vivre. Pourtant, ces 2 livres s'opposent diamétralement, que ce soit dans la forme ou le fond

Dans l'Usine électrique de Vincent Vanoli, il est question d'une centrale nichée au coeur des Vosges. Elle se meurt, et l'annonce de sa fermeture est reçue avec violence par ses employés. Dans les heures suivant cette annonce, un ouvrier est victime d'un accident mortel, tandis que le directeur se pend dans son bureau. Il n'en faut pas plus pour que les ouvriers s'enfuient brutalement.
Tous sauf un: Aloysus Bergeon. 
Il n'arrive pas à se détacher de ce qui a été son foyer ses 15 dernières années. Il n'a plus côtoyé le monde des hommes depuis trop longtemps et n'arrive pas à se résoudre à redescendre dans la vallée, parmi les hommes. Vanoli y présente une forme d'aliénation du travailleur pour qui le travail prend une telle place qu'il devient sa vie. Cette aliénation est parfois présentée de manière romantique comme dans le Cheminot d'Asada et Nagayasu ou La Douce de François Schuiten. Mais Vanoli ne semble pas partager cette vision.
Son héros reste donc dans la centrale.
Seul, ou presque.
Il partage d'abord sa solitude avec deux vérificateurs venus pour coordonner la fermeture. Puis, des fantômes semblent progressivement prendre possession de la centrale, qui semble elle-même s'éveiller, devenant une entité quasi-vivante, aux perspectives changeantes. Le livre de Vanoli verse dans l'onirisme et la poésie. La centrale semble murmurer qu'elle n'a plus besoin qu'on s'occupe d'elle. La folie qui s'empare d'elle contamine ceux qui y reste et Aloysus est forcé d'admettre qu'il ne peut rester. Il n'est pas à sa place. Il n'est pas un rouage de la Centrale.
L'usine électrique  s'y confond progressivement avec la nature, les ouvriers s'y confondent avec leur outil de travail, perdant le sens des réalités. j'y sens une forme de naturalisme fantastique et poétique, parfois inquiétant mais bien plus socialement engagé qu'il n'y paraît.

Puis il y a la centrale de Rapide-Blanc, ressuscitée par Pascal Blanchet.
Pour faire face à la demande croissante d'électricité, le société Shawinigan Waters and Power Company décide d'ériger une centrale hydro-électrique  sur le site de Rapide Blanc, sur la rivière St Maurice au Québec. Au vu de l'isolement du site, surtout en hiver, les promoteurs n'ont d'autre choix que de bâtir un village pour accueillir les employés de la centrale. La Shawinigan Water and Power Company fera donc sortir de terre un village tout confort pour attirer les employés. Ce sera un oasis de modernité et de confort perdu en pleine forêt. Par contre, aucune mention n'est faite du déplacement de la réserve indienne de Coucoucache.

L'esthétique de Pascal Blanchet, collaborateur régulier du New Yorker, donne à cette histoire une tonalité très optimiste. Presque une utopie industrielle. 
Évoquant les pochettes de disque de Steinweiss et le courant Streamline, elle privilégie les buildings démesurés, tutoyant les cieux. Les proportions sont grandioses, lumineuses et aérées. L'homme y apparaît comme vivant dans un monde de cocagne. Souvenir d'une époque où le progrès était porteur de bonheur pour tous, ce Rapide-Blanc ressemble presque à une brochure luxueuse vantant un lotissement en projet, qui cherche à séduire les acheteurs potentiels.
La nature se plie aux besoins de l'homme, qui implante le meilleur de la civilisation dans les endroits les plus reculés et les plus inhospitaliers. 
L'exact opposé de la centrale vosgienne de Vincent Vanoli, où la civilisation s'efface face à la Nature.
Le livre de Blanchet prend presque le contre-pied de celui de Vanoli. Les employés qui peuplent ce village n'ont finalement guère de substance. Ils ressemblent à des figurants de publicité, sourire étincelant et joie de vivre en bandoulière. Mais jamais on a l'impression d'être face à des êtres humains. Rapide-Blanc n'est pas une aventure humaine. C'est une épopée industrielle, rythmée comme toujours chez Blanchet par une bande originale virtuelle détaillée en fin de livre. Finalement, la justification de la création de ce village, c'est d'assurer la présence de main d'oeuvre pour faire tourner la machine.

Le livre de Blanchet est frais et plaisant  en première lecture. il possède une vraie maestria pour traduire cette joyeuse frénésie, cette insouciance dans un monde terriblement séduisant et nostalgique. Mais, en deuxième lecture, je me demande ce que Blanchet essaye de transmettre dans ses pages. Au delà de l'exercice de style assez virevoltant, je reste partagé. J'aime sincèrement ce livre, magnifique objet et enchantement visuel. Mais son point de vue, ou son absence de point de vue, me gêne un peu.
Chez Vanoli, la centrale s'arrête et les hommes s'en vont. L'ouvrier ne fait pas partie de son outil de travail, quoiqu'on en dise. Aloysus Bergeon doit le comprendre, faire son deuil de la Centrale, pour pouvoir reprendre le cours de sa vie. Chez Blanchet, la centrale apprend à se passer des hommes et la présence des hommes n'a plus aucun sens. Le village est abandonné. Il ne reste désormais que quelques maisons utilisées comme salle de conférence et comme résidence de vacances pour les employés d'Hydro-Québec férus de pêche. Le lien entre le l'outil de travail et l'employé reste étrangement présent. Cette période semble presque être une parenthèse enchantée, lorsque des familles entières s'isolaient au service de l'usine.
en tout cas, ces deux récits semblent d'accord sur le fait que l'homme  n'est que peu de chose.





Une vue aérienne de Rapide-Blanc


mardi 17 juin 2014

Histoires d'exils

 


Je venais de relire Là où vont nos pères (le titre original est, selon moi, plus approprié: The Arrival) de Shaun Tan lorsque le hasard m'a fait découvrir Les Ombres de Vincent Zabus et Hippolyte.
Deux livres très différents.
Deux livres traitant pourtant d'un même sujet.
L'exil.
Mais de manière radicalement opposées
Deux grand livres, indubitablement.

L'exil comme point de départ
Parlons d'abord du livre de Shaun Tan, qui reçut le prix du meilleur album à Angoulême en 2008.
Shaun Tan est fils d'immigrés. Natif de Perth, en Australie, sa mère est d'origine irlandaise.S a famille a rejoint l'Australie depuis plusieurs générations. Son père, d'origine malaisienne, n'est arrivé que dans les années 60. Sans doute un certain mystère entoure les raisons qui l'ont poussé a quitter la Malaisie. Il a laissé une vie derrière lui pour en commencer une nouvelle en Australie.
Le voyage, et l'arrivée, dans l'histoire familiale acquièrent une dimension mythique à l'échelle familiale. Évoqués parfois, mais jamais vraiment exprimés. Dans son livre, Shaun Tan tente de traduire cette période fondatrice pour beaucoup de familles: l'arrivée dans cet ailleurs que l'exilé espère accueillant.
Les raisons du départ sont souvent troubles. L'ambiance est menaçante, mais presque irréelle. Il faut fuir quelque chose d'effrayant mais indicible. Il n'y a plus d'avenir. Il faut se déraciner, quitter son foyer pour trouver là où un avenir est possible. Un père doit quitter sa famille pour tenter sa chance ailleurs. Et espérer pouvoir la faire venir lorsqu'il sera prêt.
Une fois débarqué, c'est la découverte d'un monde étrange, dont il ne possède pas les clés de compréhension. Il va lui falloir apprendre. Prendre sa place. S'intégrer à ce nouveau monde.


Le propos de l'auteur tend clairement vers un travail de mémoire. Mais il ne s'agit pas de mémoire au sens historique historique. Son propos se situe du côté de le mémoire familiale.
Cette mémoire-là ne prétend pas à l'exactitude. Elle préfère une vision fantasmée.
La reconstruction d'une épopée ordinaire, à hauteur d'homme.
Elle est à la fois personnelle et universelle.
Finalement, ne sommes-nous pas tous des immigrés? Pour traduire tous ses aspect, Shaun Tan opte pour une séries de procédés narratifs et graphiques qui rendent son livre assez unique.

La famille de ma mère est venue d’Irlande et d’Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n’est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d’immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d’une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant.Pour ma part, j’ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d’émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d’autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd’hui et par le passé.



Tout d'abord, l'aspect mémoriel est traduit par une palette de couleur essentiellement sépia. Le réalisme et la grand régularité des cadrages rappelle in consciemment les photos jaunies que l'on peut retrouver dans les greniers. Pour insister sur l'universalité du sujet, le livre est muet et les personnages anonymes. Shaun Tan dote aussi ses personnages de physionomies métissées, mélange de caractéristiques ethniques comme pour ne pas se placer dans un contexte historique précis. Enfin, le livre adopte le point de vue du migrant. Il n'est donc pas représenté comme un personnage exotique débarquant dans un mode correspondant aux codes du lecteur. Au contraire, le personnage principal est habillé d'un complet et d'un pardessus complètement neutre alors que le monde qu'il aborde apparaît luxuriant et exotique: faune et flore inconnues, architecture délirante...





Un homme normale qui débarque dans un monde neuf et inconnu.


Ce retournement de perspective permet au lecteur de se glisser dans la peau de l'exilé.
Le parti-pris le plus étonnant de Shaun Tan reste sans doute sa vision fantasmée de l'exil. Mais, encore une fois, elle résulte de la volonté de représenter l'immigration comme élément fondateur d'une nouvelle vie. Une arrivée, une nouvelle vie qu'on imagine meilleure. Alors, les aspects négatifs de l'exil sont à peine évoqués. Aucune trace de racisme, de persécution, de xénophobie. Shaun Tan, dans un passionnant entretien, explique les raison de ce choix

[question]: Votre personnage principal dans Là où vont nos pères rencontre des personnes qui partagent avec lui la même expérience de l’émigration et qui se montrent particulièrement accueillantes envers lui. Il ne croise aucun personnage xénophobe, aucun personnage qui lui ferait comprendre qu’il est le malvenu dans ce pays. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas représenter cet aspect (attristant et difficile) de l’immigration ?


La question est intéressante car je me suis frotté à quelques scènes de racisme et d’hostilité dans les premières ébauches du livre. Je suis très sensible à ces problèmes, principalement de part les expériences de mon père qui est chinois et le fait d’habiter un pays où (comme dans beaucoup d’autres) l’immigration est une affaire politique gangrenée par l’incompréhension et un racisme latent.

J’ai travaillé sur plusieurs dessins d’un groupe de personnages vêtus, par exemple, comme les membres du Ku Klux Klan et qui apparaissait dans une rue alors qu’il persécutait des immigrants. Cet élément se mélangeait plus tard dans une séquence où le personnage central rêvait qu’il était avalé par un énorme serpent. D’un point de vue narratif, cette séquence s’est finalement révélée trop compliquée à insérer et je désirais que le thème principal du livre soit plus simple. Je voulais l’envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont.
Tout le contraire de ce que raconte Zabus et Hyppolite.
Les Ombres parlent d'une autre face de l'exil.

L'exil comme point de chute

Vincent Zabus a eu l'idée de  ce livre alors qu'il montait une pièce de théâtre dans un lieu a proximité d'un centre ouvert pour candidats réfugiés. Il s'est entretenu plusieurs d'entre eux, essentiellement africains, qui attendaient dans un centre ouvert que leur dossier soit examinés. Il fut frappé par une même détresse, une même souffrance et des récits tous personnels, mais tous tellement similaires. Et tous partagent cette même attente, une fois arrivé: celle du précieux sésame qui leur permettra de rester... ou pas.
Cette attente trop longue devient vite insupportable.
Il voulut d'abord utiliser ces histoires pour en tirer une pièce de théâtre. Mais il n'arrivait pas à trouver le ton juste. Il décida donc d'opter pour la bande dessinée. Sa collaboration avec Hippolyte lui permis de traduire comme il le voulait les mots de ces anonymes.
De ses origines théâtrales, cette histoire porte encore des idées, des techniques narratives et graphiques originales qui lui donnent une force d'évocation étonnante.
Hippolyte et Zabus articulent leur histoire autour l'entretien d'un candidat réfugié par le fonctionnaire chargé de recueillir son témoignage en vue de l'examen de son dossier. Le candidat hésite à enjoliver son histoire pour la rendre plus conforme à ce qu'il pense pouvoir lui ouvrir les portes de l'Autre Monde. Mais les Ombres de ceux qu'il a perdu en chemin le pressent à s'en tenir à la vérité, parce que c'est à travers elle qu'ils pourront continuer à exister. Parce que mentir, ce serait les trahir.
Les condamner à l'oubli.
Le lecteur est ramené à l'état de simple observateur extérieur. il ne sait finalement que peu de choses des exilés, ni de la destination qu'ils espèrent attendre.
Il ne voit pas leurs visages. il ne voit qu'un petit homme sur une chaise trop grande face à une figure ogresque qui l'assaille de questions. Tant de choses dépendent de ses réponses. Son avenir s'il obtient un avis favorable, mais aussi son passé parce que ses réponses conditionnent ce qu'il est prêt à abandonner.
La puissance du dessin et de la narration, les envolées poétiques et la dureté du propos nous prend aux tripes.


Comme dans Là où vont nos pères, les personnages restent anonymes. Dépossédés de leur nom, ils deviennent tout le monde et personne, sentiment exacerbé par le port de masques.
Portant toge et masque, Grand Frère ressemble à un personnage de théâtre antique, alors que le Fanfaron m'évoquait inconsciemment un masque de carnaval (en effet, il ressemble à un blanc-moussi du carnaval de Stavelot).
Comme dans Là où vont nos pères, les auteurs font le pari de l'onirisme et du symbolisme pour donner plus de force à leur intrigue. Il n'y a aucune prétention politique dans ces livres. C'est ce qui les rend aussi forts.
Mais alors que Là où vont nos pères est le récit d'une étape, Les Ombres marquent l'interruption d'un voyage.
D'un rêve.
De vies.
Shaun Tan parle d'intégration, de réunion, de rencontres... Dans Les Ombres, il n'est question que d'abandon et de séparation. Là où vont nos pères parle du passé, d'une épopée dont les descendants ont cueilli les fruits. Les Ombres se déroule Ici et Maintenant. Mais il ne s'agit pas d'un lieu et d'une époque précise. Il s'agit d'un état d'esprit.

L'espoir et le désespoir.
Les deux faces d'une réalité.
Deux grands livres.