mardi 29 avril 2014

Apès l'Incal, le livre malade de Moebius et Jodorowsky



Alejandro Jodorowsky, cinéaste culte des amateurs de midnight movies (les excellents El Topo et The Holy Mountain, pour ne citer qu'eux) rêvait d'adapter Dune, le roman de Franck Herbert, au 
cinéma. Il était en passe de réussir son pari complètement fou lorsque ses producteurs le lâchèrent subitement. La déception fut immense.







Mais cet échec fut le point de départ de l'une des plus incroyable saga de SF en bande dessinée: L'Incal. pour mettre en image cette saga galactique, il s'adresse à Moebius, qui avait réalisé l'affiche de son film El Topo et qu'il avait déjà entraîné dans la folle aventure Dune.
L'Incal mettait en scène un minable détective privé de classe R, John Difool, qui se retrouve au centre d'intrigues cosmiques et mystiques qui allaient marquer durablement le paysage de la bande dessinée.
L'univers développé était tellement foisonnant que Jodo continua de l'exploiter, d'abord à travers La Caste des Métabarons, portée par la trait puissant de Carlos Gimenez. Cette série se concentrant sur un personnage secondaire de l'Incal, le puissant Métabaron, continue de recycler le matériau imposant que Jodorowsky avait réuni pour "son" Dune. D'autres séries s'inscriront de manières plus ou moins directes dans l'univers de l'Incal: Mégalex, Les Technopères, Les Armes du Métabaron ou encore Castaka.
Et il y eut Avant L'Incal, qui s'intéresse à ce que fut la vie de John Difool avant une certaine nuit dans les anneaux rouges. Dessinée par Zoran Janjetov, avec l'aval de Moebius, cette série se situe nettement en dessous de la saga originelle à tous les niveaux, mais reste plaisante malgré ses faiblesses.
Puis, l'idée du triptyque s'imposa à Jodo. S'il y a un avant, il doit y avoir un après.
Il convainc Moebius de le rejoindre dans l'aventure.
Ce sera le Nouveau Rêve.
Le grand livre malade de Moebius et Jodorowsy.
L'idée était séduisante, mais le résultat est bancal, malgré de vraies fulgurances.

La première Planche de L'Incal

Avant l'Incal: version originale et revue
Notez la main du personnage au second plan
 judicieusement allongée pour cacher le sexe
Le premier écueil vient de la mise en couleur. Les couleurs originelles de L'Incal, dues à Yves Chaland et Isabelle Beaumenay-Joannet, semblaient incompatibles avec le marché américain, que les Humanos voulaient prendre d'assaut.
Lorsqu'ils entamèrent la publication chronologique de la saga de l'Incal aux USA, ils opérèrent un reliftage total. Avant l'Incal ouvre donc "logiquement" le bal. Dessins retouchés par tartufferie et surtout remise en couleur informatique assurée par les studios Beltran. Après l'Incal sera directement colorisé par les studios Beltran. Dans un premier temps, les Humanos nièrent vouloir recoloriser la saga originelle. On sait ce qu'il en advint





Une planche mythique de l'Incal recolorisée par les Studios Beltran

Après l'Incal sera donc colorisé à la palette graphique, ce qui est loin de rendre justice au travail de Moebius, lissant et afadissant son trait. Si, au vu de certaines planches, on peut légitimement trouver que cet album n'est sans doute pas le plus réussi de Moebius, le mise en couleur, par moment franchement ratée, fait perdre définitivement toute vie au dessin.



Mais l'échec de ce  Nouveau Rêve tient aussi au scénario de Jodorowsky. Il sécrète que les événements survenus depuis la fin de Avant l'Incal et la totalité de l'Incal n'auraient été qu'un rêve. Jodorowsky reconnaîtra son erreur  et il voulut recommencer l'histoire, mais Moebius, fatigué et un peu fâché, se désolidarisa du projet.

Journaliste: Il s’est passé huit ans entre la publication du tome 1 de Après l’Incal avec Moebius et celle de ce premier tome de Final Incal. Vous paraissait-il important d’apporter certaines modifications, et si oui lesquelles ? S’agit-il d’ailleurs d’un complément ou… d’un recommencement ?
Jodorowsky: Ce n’est pas du tout un complément, moi comme écrivain dans Après l’Incal de Moebius, je me suis trompé. Je ne sais pas quelle idiote de mouche m’a piqué pour décider que toute l’histoire de L’Incal n’était qu’un rêve. Idée extrêmement facile. Après une cure en mangeant des noix de coco chez les indiens d’Amazonie, j’ai récupéré mon intelligence chamanique. Les sages rats à huit pattes que j’ai vus dans mes délires m’ont prié de recommencer l’histoire. Moebius, gentiment fâché avec moi, a décidé de ne pas me suivre dans cette voie “schizophrénomystique”, j’ai dû attendre huit ans pour trouver un artiste à la hauteur de la nouvelle version. Le rêve s’est transformé en plusieurs mondes parallèles.


Après l'Incal est mort.

Il reste un objet bancal, mal né. mais il reste des moments étonnants qui semble résulter de l'influence constante que ses auteurs insufflent au projet. L'Elohim, entité mystérieuse qui aide John Difool, en est l'expression la plus marquante. Apparaissant initialement comme une petite fille en complet décalage avec l'exubérance de la Cité-Puit, il devient vite une entité polymorphe qui évolue à chaque case, comme un cristal fou échappé du désert B De cette folie constante, un peu malade, le livre dégage un beauté trouble, imparfaite.

Les auteurs eux-mêmes reconnaissaient que ce livre est raté.
Mais même dans ses erreurs, il s'en dégage quelque chose de troublant.
Ce livre est malade et les auteurs ont volu le laisser mourir.
Il fut question de le retirer définitivement du catalogue, comme s'il n'avait jamais existé.
Qu'il ne soit qu'un livre rêvé.
















Et si Moebius et Jodo s'était associé pour raconter ce qui serait arrivé après l'Incal?











8 ans plus tard, Jodo lancera donc Final Incal (titre grotesque au possible). Il modifie son scénario pour corriger les erreurs de la première mouture. La nouvelle version est sans doute plus "crédible" mais perd un dimension onirique qui faisait le charme de la version originale. Au dession, José Ladronn, dessinateur mexicain qui avait déjà signé les couverture des éditions américaines de l'Incal, s'en sort honorablement. Son dessin classique et efficace convient  au moule d'une intrigue classique à défaut d'être originale. Mais au lieu des 6 tomes que Jodorowsky envisageait, il fut contraint de conclure son intrigue en 3 tomes, dont le dernier, au scénario qui confond rythme endiablé et précipitation, vient de paraître.

Après L'Incal vs Final Incal

Et l'éditeur, pour des raisons qui lui appartiennent, a ressorti Après l'Incal de ses armoires. Il lui a adjoint les dernières planches du tome 1 de Final Incal pour les "synchroniser" (ce qui est justifiable, avec une certaine dose de cynisme,  considérant que le nouveau postulat de Jodo inclut des univers parallèles)

Détail piquant, les couleurs de Final Incal sont cette fois traditionnelles. Oubliés les effets de palette graphique des années 2000. Verra-t-on un jour une version de Après l'Incal recolorisée?


[edit] Dans L'intégrale de Final Incal, Après l'Incal est repris en fin d'intégrale, comme un bonus. Les couleurs sont restées d'origine.

6 commentaires:

  1. Saccage atroce du dessin de Moebius par Beltran. Dégoûtant et scandalous! Une horrible vernis uniforme grisâtre et glauque.

    RépondreSupprimer
  2. Petite rectification : hormis sur le dessin (et encore, cela tend à s'estomper dans les derniers tomes avec les progrès de Janjetov), Avant L'incal est supérieur en tout point à la série originelle. Plus noir, plus subversif, plus drôle, avec une narration maîtrisée pour une fois.

    L'Incal des années 80 n'a jamais marqué ostensiblement le paysage de la BD. Son anticipation technologique ainsi que le délire onirique surfait étaient déjà très datés, même pour l'époque. Les personnages sont aussi plats que du papier à cigarettes, avec leurs dialogues à l'intonation biblique identique pour tous qui frise le ridicule. La série n'est connue que de quelques initiés dans le monde anglophone, autant dire pas grand monde, et n'a influencé pas grand chose hormis ses propres séries spin-off.

    Pour ce qui est enfin de la qualité du travail de Moebius dans "Après L'Incal", il suffit de comparer sa Louz de Garra avec celle de Janjetov pour se rendre compte du désastre...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'avais pas réagi sur le coup, mais je vous trouve sévère avec L'Incal.
      Je me rappelle avoir que Moebius s'était astreint à travailler beaucoup plus vite que d'habitude. Le rendu était dynamique mais pas toujours aussi détaillé que les plus belles planches de Blueberry ou du formidable "Les Yeux du Chat".
      Janjetov s'est appliqué à "faire" du Moebius, mais il ne sera jamais pour moi qu'un dessinateur consciencieux mais guère inspiré. Je vous encourage à regarder les planches des Technopères AVANT le passage des studios Beltram pour vous en rendre compte. Qant à la narration, la qualité de L'Incal vient pour moi de cette folie permanente, de ce côté picaresque, là où Avant l'Incal est un récit d'initiation, plus posé mais moins débridé.
      Evidemment, le style de L'Incal peut paraître daté. Il reste très connoté "années 80". Les couleurs sont typiques de l'époque et ont été refaîtes plusieurs fois. Les nouvelles colorisations n'ont jamais réussi à retrouver le charme des origines. Les dialogues, typique de Jodorowsky, n'aident pas non plus, mais c'est inhérent à son style.
      Reste que mesurer l'intérêt de L'Incal à sa reconnaissance sur le marché anglo-saxon n'a pas beaucoup d'intérêt. Ce n'est pas une fin en soi. Au début des années 2000, les Humanos ont voulu conquérir le marché US. Pour ce faire, ils ont choisi une publication "chronologique", c'est à dire attaquer par "Avant l'Incal", qui fut recolorisé et "nettoyé" pour l'occasion. Le succès ne fut guère au rendez-vous. Seul Métabaron a sédit une partie du lectorat. Question de culture, les anti-héros pahétiques comme John Difool ne plaisent pas vraiment.

      Supprimer
    2. Dire "L'Incal des années 80 n'a jamais marqué ostensiblement le paysage de la BD" n'a plus aucun sens. C'est comme dire " l'œuvre cinématographique de John Ford n'a jamais marqué ostensiblement le paysage des westerns américains". C'est plutôt surprenante
      https://www.youtube.com/watch?v=jNas99oEXBU

      Supprimer
    3. je suis trop jeune pour avoir découvert l'incal à sa sortie, et quand je m'y suis enfin intéressé, l'Incal faisait partie des classiques de la bande dessinée et Avant l'INcal était déjà terminé. Autant dire que je n'ai pas ressenti l'impact qu'a pû avoir l'Incal à sa sortie.
      Mais si je me replace dans le contexte de ce qui sortait à l'époque, on peut difficilement nier que l'Incal se démarquait violemmment de la production habituelle et qu'il a ouvert des protes por l'évolution de la bande dessinée, au même titre que Métal Hurlan en général où toute la génération (A Suivre), pour ne citer qu'eux.
      Avec le recul, il est possible qur quelqu'un découvrant l'Incal aujourd'hui, sans connaître le contexte, trouve le style vieillot. Et encore, il y a un côté tellement barré que l'Incal possède un charme intemporel, un peu comme les premiers Star Wars qui ont beaucoup mieux vieilli que la trilogie des années 90.

      Supprimer
  3. Je ne suis pas d'accord avec vous. La série originelle est un pur chef d'oeuvre qui n'a pas d'égal. Avant l'Incal est très bien fait mais ne lui arrive pas à la cheville. Le dessin est loin s'atteindre la virtuosité de Moebius. Quant à la narration, elle est largement plus conventionnelle.

    RépondreSupprimer